Vivre c’est devenir. Sexe, genre et identité. Approche constructiviste

Tout le monde s’accorde, même les plus opposants aux analyses de genre, à reconnaitre a ce type d’approche une pertinence certaine dans la mise en valeur des injustices et des discriminations entre les hommes et les femmes. Tony Anatrella(1) déclare que l’affirmation de l’égalité entre les hommes et les femmes représente un progrès considérable dans le monde et notamment là où des cultures infériorisent et méprisent les femmes a commencer par les fillettes. Mais très vite le soupçon apparait : « Si les études du “gender” ont eu le mérite de mettre en lumière des inégalités et des injustices sociales à l’égard des femmes, très vite ces études sociologiques se sont transformées en mouvement idéologique et de combat entre les hommes et les femmes. »

Les analyses de genre (gender studies) sont accusées de se durcir en « théorie du genre » qui prônerait le libre accès a une identité construite et rejetterait tout donne d’ordre biologique, appelé naturel(2). On pourrait de ce fait choisir son sexe ! Cette éventuelle fluidité du sexe panique la hiérarchie catholique et les milieux conservateurs. Il existe un malaise certain par rapport à une soi-disant théorie du genre soupçonnée de supprimer la différence sexuelle. Nous faisons l’hypothèse que, composée d’hommes masculins, c’est la masculinité qui se sent menacée. L’obligation du célibat qui oblige à se garder des femmes et une certaine morale sexuelle qui a longtemps assimilé le plaisir au péché ne favorisent pas la construction d’une identité sexuelle sereine(3). La notion de genre a l’avantage de rendre visibles les hommes comme individus sexués. Ce qui a permis une émergence d’une histoire des hommes, de l’étude de la construction de la virilité, des souffrances des hommes(4). Genre et constructivisme apparaissent liés dans la crainte et le rejet qu’ils provoquent. Mais qu’est-ce que le constructivisme ?

Qu’est-ce que le constructivisme ?

Cette philosophie déjà ancienne(5) ne nie pas la réalité (en l’occurrence les données appelées naturelles), mais dit que nous ne la connaissons que par l’expérience que nous en faisons et que celle-ci est toujours relative à notre culture, à notre situation dans un monde précis, à notre environnement, dépendante de notre regard propre, de nos expériences passées… On ne peut donc jamais tabler sur une réalité qui serait totalement objective. Elle n’est pas non plus totalement subjective, car nous faisons tous la même expérience et rencontrons la même réalité. Mais nous ne pouvons prouver l’objectivité de nos perceptions. Il y a bien un réel qui résiste, mais auquel nous n’avons accès que par la perception et l’organisation que nous en faisons. Einstein dit que c’est la théorie qui détermine ce qu’on peut observer. Sans théorie, sans hypothèse, nous ne voyons rien.

De plus, quand on observe la réalité, on modifie celle-ci. C’est un renversement de la façon habituelle de penser dans laquelle la réalité existerait indépendamment de nous. C’est souvent ainsi que l’on perçoit la création de l’univers par Dieu : une réalité donnée dont l’homme découvre les lois naturelles, alors qu’on pourrait parler de co-création. Ajoutons que nos efforts de connaissance créent une réalité, que l’on peut être tenté de considérer comme unique et définitive, naturelle pourrait-on dire. C’est contre cette absolutisation de notre vérité que le constructivisme met en garde. Nous construisons donc une image de la réalité, une vision du monde. Il s’agit d’une image globale qui s’intègre dans un ensemble et possède sa cohérence. Une telle construction est aussi une construction de sens. L’être humain ne peut pas vivre dans le non sens, dans l’absurdité, sans tomber dans la folie. D’où l’importance de passer du chaos au cosmos (Piaget).

Cette image du monde n’est pas le monde, mais nous n’avons aucun moyen de connaître le monde autrement que par les images que nous nous en faisons et que nous soumettons à un processus de vérification en les confrontant aux images des autres, aux faits et aux évènements. Ce processus peut les confirmer car elles s’avèrent pertinentes ou les rejeter comme inadéquates ou encore nous laisser dans l’indécision. En logique, il s’agit du vrai, du faux ou de l’indécidable.

Alors la personne humaine est-elle un être uniquement construit culturellement et en particulier en ce qui concerne le corps sexué, l’identité sexuelle et les relations sociales ? Le même processus que décrit précédemment est à l’oeuvre dans la définition de nous-mêmes et des autres. Là encore, nous n’accédons à notre moi, à notre identité que par un processus de communication avec les autres. S’est-on parfois demandé pourquoi nous passions autant de temps à des conversations et des échanges au contenu informatif pratiquement nul, comme les conversations sur la pluie et le beau temps ? C’est parce que nous avons besoin de savoir qui nous sommes et nous passons donc notre temps à proposer à ceux qui nous entourent une image de nous-mêmes et nous attendons qu’elle soit confirmée. A la limite, peu importe le contenu des échanges, c’est la relation qui s’instaure entre les interlocuteurs qui compte. Cependant, lorsque l’échange porte sur des sujets graves qui nous tiennent à coeur, notre image peut en recevoir une confirmation valorisante ou un rejet cinglant.

Dans ce dernier cas, il nous faut alors en proposer une variante. Il arrive aussi que notre propos ne soit pas perçu, c’est comme si nous n’existions pas. Si cette situation est habituelle, surtout chez un être en formation, elle aboutit à de graves troubles de la personnalité. Le plus souvent, heureusement, on se construit grâce à la confirmation ou au rejet de son image. On agit de même pour autrui. Non seulement toute parole prononcée, mais toute attitude, tout comportement prend une signification de confirmation, de rejet ou de déni. C’est grâce à ce processus incessant de communication que nous sommes ce que nous sommes. Privé d’échanges, privé d’environnement humain, un être ne peut se construire et devenir vraiment humain. On n’existe pas tout seul, on n’a pas de réalité en dehors du regard de l’autre, sans sa reconnaissance.

C’est là que Simone de Beauvoir avait raison : « On ne naît pas femme, on le devient ». Et elle ajoutait « sous le regard d’un homme ». Son raisonnement omettait la réciproque : « On ne devient homme que sous le regard d’une femme ». On ne s’identifie que dans un jeu subtil entre le Même et l’Autre, a la fois semblable à autrui et différent de lui. On ne prend conscience de son sexe que devant le sexe de l’autre. Les identités s’élaborent au sein de systèmes relationnels dont les éléments sont en interdépendance, comme peuvent l’être le masculin et le féminin. Si, effectivement, l’identité est construite, elle n’est pas pour autant créée ex- nihilo. Le sexe comme le genre, comme l’orientation sexuelle et comme bien d’autres choses encore qui constituent l’être humain sont des matériaux de base de notre identité. On ne choisit pas tout. On classe, on organise, on donne du sens. Ce n’est pas une liberté débridée. Chacun, chacune a ses contraintes. Il, elle, n’a choisi ni son sexe, ni son orientation sexuelle, ni ses parents, ni son environnement, ni son milieu social, ni sa culture, ni sa race. Et c’est avec tout cela qu’il faut faire. La personne humaine est plus que son sexe. Il faut « prendre garde à ne pas assimiler l’individu à son sexe biologique »(6). De plus, l’environnement ne cesse de changer avec l’âge et les circonstances de la vie obligeant à endosser de nouvelles identités. Ce processus de construction dure toute la vie. On pense que c’est dans l’enfance et l’adolescence que ce processus est particulièrement actif et qu’à l’âge adulte il s’arrête. Adolescens est un participe présent désignant quelque chose en train de se faire, alors qu’adultus est un participe passe, c’est fait, c’est terminé. Or il n’en est rien. S’il est vrai que ce processus est à son apogée dans les jeunes années, son arrêt signifie la mort. L’être humain ne cesse de devenir humain, c’est l’anthropolescence, véritable nature de l’humanité. D’un côté, nous avons des matériaux qui contribuent à nous constituer, mais de l’autre, à partir de ces données brutes, il y a la construction personnelle dont nous sommes responsables.

L’image de Dieu (7)

Le premier commandement (Ex 20, 3-5 et Dt 5, 6-8) interdit les images de Dieu : « Tu ne te feras aucune image sculptée… Tu ne te prosterneras pas devant ces images ni ne les serviras. » Or comment accéder à Dieu sans l’intermédiaire des images ? Comme l’homme se construit et construit son monde, il construit aussi son Dieu. L’histoire de Dieu reflète l’histoire de l’homme. Jean Onimus(8) montre comment, selon son évolution, l’humanité est passée du dieu de la tribu aux dieux cosmiques, puis au dieu absolu, abstrait, évanescent, aliénant, libérateur, de celui des mystiques à celui du mal en passant par le Dieu horloger et le Dieu du bien. Cette construction, d’image en image, n’est pas terminée. De quel Dieu avons-nous besoin aujourd’hui ? Quel sera le Dieu de demain ? Comment cette succession d’avatars divins est-elle conciliable avec l’interdiction de faire des images de Dieu ?

La encore, le constructivisme peut intervenir. En effet, un adjectif attire l’attention dans ce premier commandement, c’est le mot sculptée. Lorsqu’elle est sculptée, l’image accède à un niveau de fixité et de rigidité. L’image est devenue plus réelle que le réel. Elle est devenue une idole. L’idole n’est pas seulement la sculpture de bois ou de métal (le Veau d’or), mais c’est notre idée de Dieu, absolutisée au point de la prendre pour Dieu lui-même et de nous prosterner devant elle. Ma propre réalité, celle de l’autre, celle du monde échappent aux images dans lesquelles nous voudrions l’enfermer et la cerner. Le réel est toujours autre que ce que j’en saisis. A fortiori, Dieu est le tout-autre sur lequel je ne peux mettre la main.

Le Veau d’or nous fait sourire dans son inadéquation à représenter Yahvé, et pourtant nos images de Dieu sont aussi de bien piètres représentations. Elles ne peuvent devenir chemins vers Dieu que dans la mesure où elles acceptent d’être frappées d’indécidabilité. Plus nous avons peine pour nous faire une image de Dieu, cohérente, donnant sens à nos existences, plus il est difficile de l’abandonner. Lorsque des circonstances où de nouvelles connaissances théologiques ou scientifiques viennent remettre en cause notre image de Dieu, nous nous sentons envahis par le doute, par l’absurdité de l’existence, ébranlés dans nos convictions les plus profondes. Il est compréhensible que nous nous accrochions alors à nos images obsolètes et sécurisantes et que nous les légitimions par la fidélité ou l’obéissance. Mais nous sommes entrés dans une attitude d’idolâtrie. La vérité, y compris celle de Dieu, n’est pas à trouver parce qu’elle existerait quelque part, elle est à faire au cours d’un processus jamais terminé. C’est peut-être au coeur de l’épreuve, abandonnés de Dieu (de notre image de Dieu ?), lorsque nous lâchons prise, emportes dans l’indécidable, que le Dieu vivant et insaisissable est le plus proche de nous.

Apprendre à surfer

De tout temps, on a cherché à conforter son identité : costumes régionaux, vêtements féminins et masculins très différenciés, signes distinctifs selon la classe sociale ou l’appartenance, badges, insignes… etc. L’évolution du monde a bousculé nos identités, de race, de milieu social, de genre, de sexe. Il y a un brassage nouveau des populations, des religions, des classes sociales ou des sexes, une répartition nouvelle des tâches et des rôles. Les anciens points de repères ne conviennent plus. Faut-il alors renforcer des identités menacées ou entrer courageusement dans un processus de construction et de reconstruction de l’image de soi ? Les identités qui s’élaborent ainsi sont plus riches et plus souples. Nous ne sommes plus enfermés dans une identité univoque. Dans la logique exclusive du ou bien / ou bien, qui rend incompatibles plusieurs appartenances, ne faut-il pas introduire la logique du et / et où restent en tension des rôles ou des valeurs différentes, voire divergentes ? En passant d’une logique à l’autre, on atteint la logique multidimensionnelle et complexe qui s’énonce ainsi : soit ceci, soit cela, soit les deux(9). N’est-ce pas à un tel changement logique que nous sommes appelés ? Sachant utiliser nos diverses appartenances, gardant en tension le féminin dans le masculin et le masculin dans le féminin, apte à remplir plusieurs rôles et à en changer selon les circonstances, ouvert à des valeurs nouvelles.

Ce mouvement perpétuel, cette fluidité, cette inconsistance, cette absence de point fixe peut donner le tournis et inciter à se replier sur une proposition identitaire qui a le mérite de l’ancienneté. Une fois une représentation globale établie et considérée comme satisfaisante, on peut avoir tendance à la rendre intouchable ; nous avons enfin établi le vrai et ce faisant nous prenons la représentation pour la réalité.

Si des éléments viennent contredire cette vérité, on peut préférer ne pas les voir ou les déformer pour les faire tenir dans notre vision du monde. Les contradictions entre la réalité telle qu’elle est et telle qu’elle devrait être en fonction de nos prémisses sont alors utilisées pour renforcer notre représentation.

L’opinion se durcit et se transforme en dogme : doxa devient dogma. On s’acharne d’autant plus à défendre son image que celle-ci correspond à la réalité communément admise dans son groupe de référence. Se trouver en harmonie avec son groupe ou sa culture est bien aussi important que le témoignage de ses sens. On fait alors la sourde oreille, on se voile la face, on fait la politique de l’autruche. Condamnés à ne pouvoir nous passer d’images pour appréhender la réalité, nous avons aussi à conserver  l’image, son statut d’image, c’est-à-dire de représentation signifiante, mais ne portant pas toute la signification, image pertinente pour aujourd’hui, pour telle personne, pour telle culture scientifique ou autre, mais sans pertinence pour demain ou pour d’autres cultures. Il nous faut alors changer nos prémisses. C’est là où il faut redonner à l’indécidable sa fonction. En effet, il est inconfortable de vivre dans l’indécidabilité, sorte d’oscillation entre le vrai et le faux, entraînant le suspens de l’action. Qui suis-je ? Que dois-je faire ? Mais c’est aussi l’ouverture de la recherche, la source de la créativité et d’une liberté possible(10).

L’accès à la liberté ouvre sur une énorme responsabilité vis-à-vis de nous-mêmes et des autres. La construction de soi est permise par le regard des autres et celle des autres dépend de notre regard. Nous ne sommes pas loin de la règle d’or : Agis envers les autres comme tu voudrais qu’ils agissent envers toi.

Alors que le constructivisme est accusé de supprimer les points de repère, celui-ci n’en est pas dépourvu pour autant : « la tolérance, le pluralisme, la distance qu’il nous faut prendre à l’égard de nos propres perceptions et valeurs pour prendre en compte celles des autres(11) » ; la responsabilité, car nous sommes en grande partie responsables de notre image et de celle des autres ; si notre construction n’est pas pertinente, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous mêmes.

Un autre repère consiste à agir toujours de manière a augmenter le nombre des choix. Tout ce qui enferme dans un rôle, dans un genre, dans un sexe, dans une identité est contraire à l’épanouissement des potentialités de la personne. Ouvrir l’éventail des possibles, se rendre capable de modifier des significations qui n’ont plus de pertinence pour aujourd’hui. Certes, il s’ensuit une instabilité, une précarité, une remise en question permanente qui font partie de notre monde complexe postmoderne. Il s’agit de rester en équilibre sur cet océan mouvant en développant notre réseau d’interaction, notre potentiel relationnel, notre capacité de réflexion.

L’image du surfeur s’impose(12). Au lieu de suivre un parcours balisé, celui-ci se laisse porter par la vague. Sous l’apparente désinvolture du geste, se cache une force intérieure très grande qui n’est pas inquiétée ou déstabilisée par ce qui surgit, mais qui utilise au contraire ce qui se présente, pour une plus grande vitesse et un plus grand plaisir. Si, par hasard, le surfeur est déséquilibre, il montre alors toute sa capacité a encaisser, sans être démoli. Utilisant encore une fois les éléments, il refait surface et recommence pour une glisse encore plus belle.

Pour des chrétiens, cette démarche n’est pas sans rappeler celle de la foi. La foi ne commence-t-elle pas lorsqu’il n’y a plus de chemin ? Elle demande d’avancer encore, de sauter en fermant les yeux sans savoir s’il y aura de la terre ferme pour se recevoir, et sans doute n’y en aura-t-il pas. Parfois, fugitivement, nous avons expérimenté que même sans terre ferme nous ne tombions pas. Comme Pierre marchant sur les eaux : c’est bien la foi qui le maintient, dès qu’il revient a la réalité raisonnable, il sombre(13).

Alice Gombault (mai 2013)

1-Tony Anatrella, Conférence à Rome, 23 novembre 2011.
2-Cf. Jacques Arènes, psychanalyste chrétien, comme Tony Anatrella. Ils appuient tous deux de leur compétence la pensée du magistère catholique, défavorable au genre.
La tendance actuelle va plutôt dans le sens d’un “constructivisme” ou les thèmes lies à la sexuation sont considérés comme des représentations culturelles qui n’ont rien à voir avec une quelconque donnée naturelle. In « La question du genre », Etudes, janvier 2007.
3- Cette fragilité masculine (peut-être une peur archaïque de la castration ?) est sensible dans le document « Théorie du genre et SVT » proposé par la Fondation Jérôme Lejeune, qui montre, en couverture, un petit garçon penché vers son sexe, pour bien s’assurer de son existence, accompagné des interrogations suivantes : « Pas un homme ? Moi ? Alors ? Quoi ? ».
4- Françoise Thébaud, in revue Historiens et Géographes.
5- Vico, XVIIIe siècle, philosophie reprise par Kant et, parmi les contemporains, Piaget, Edgar Morin et autres.
6- Sylviane Agacinski, reprenant la pensée d’Aristote. Femmes entre sexe et genre, Seuil, 2012, p. 72.
7- Article paru dans Parvis n°25, 2005.
8- Jean Onimus, Le destin de Dieu, Éd. L’Harmattan, 2003.
9- Edgar Morin.
10- Henri Atlan, Tout, non, peut-être : éducation et vérité, Éd. Seuil, 1991.
11- L’invention de la réalité, Contributions au constructivisme, dirigé par Paul Watzlawick, Seuil, 1988, p. 344.
12- Alice Gombault, « Les identités bougent », La Croix, 8 novembre 1999.
13- Alice Gombault, « Quels points de repère ? », La Croix, 6 janvier 2004.
[i]Voir La sainteté pour tous, billet du blog Baroque et fatigué, 4 octobre 2012.
[ii] Selon l’expression de la philosophe Gayatri Chakravorty Spivak.