Le monde de demain, s’il ne s’est pas autodétruit, sera tout autre…

Dégradation irréversible de la biosphère, propagation, voire privatisation de l’arme nucléaire, course au profit déchaînée, conflits ethno-politico-religieux pouvant se développer en guerres de civilisations : notre lendemain est sous le signe de l’incertitude, du danger et de l’angoisse. De plus en plus nombreux sont ceux qui redoutent que l’amplification et l’accélération de tous ces processus déchaînent un formidable effet de désintégration, menaçant l’ensemble de l’humanité. Partageant ce constat accablant, Edgar Morin (1) explicite cependant : « Je lie l’espérance à la désespérance. Plus les choses s’aggraveront, plus il y aura une prise de conscience. » Hölderlin dit : “Là où croît le péril, croît aussi ce qui sauve”, c’est-à-dire qu’il y a des chances que soient provoquées les prises de conscience. » Tout est là pour nous faire penser que l’issue probable est celle de catastrophes dont on ne sait si elles vont se succéder ou se combiner. Une sortie improbable de cette situation, mais dont l’histoire nous donne des exemples [voir ci-dessous], ne peut être qu’un monde nouveau qui existe peut-être déjà sous forme latente, dans le bouillonnement créatif, la multitude d’initiatives locales, qui vont dans le sens d’une régénération économique, sociale, ou politique…Ces initiatives dispersées sont le vivier du futur pourvu qu’elles se développent conjointement, qu’elles se conjuguent, car face à une situation particulièrement complexe où tous les champs s’entremêlent, il faudrait aller vers des solutions, des réformes interdépendantes. « Il ne s’agit pas de trouver des “solutions” pour certains “problèmes” mais de viser à une alternative globale à l’état de choses existant, une civilisation nouvelle, un mode de vie autre, qui ne serait pas la négation abstraite de la modernité, mais son dépassement, sa négation déterminée, la conservation de ses meilleurs acquis, et son au-delà vers une forme supérieure de la culture - une forme qui restituerait à la société certaines qualités humaines détruites par la civilisation bourgeoise industrielle. Cela ne signifie pas un retour au passé, mais un détour par le passé, vers un avenir nouveau. »(2) Tout récemment, à l’initiative d’Alain Caillé, sociologue fondateur en 1981 du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), 64 chercheurs et universitaires venus du monde entier, de sensibilité altermondialiste, écologiste ou issue du christianisme social ont élaboré ensemble un « Manifeste convivialiste » (3), dont le projet est de répondre aux grandes crises (morale, politique, économique et écologique) que connaissent nos sociétés en ce début du XXI e siècle.

La transition écologique et énergétique, exemple de tentative de projet global et fédérateur

« Être chrétien, c’est refuser la fatalité » écrit le jésuite Gaël Giraud (4), que sa compétence d’économiste, chercheur au CNRS et membre de l’École d’Économie de Paris conduit à rejoindre et conforter les analyses implacables de la finance dérégulée (à la fois inhumaine et inefficace) et du postulat « il n’y a pas d’autre alternative ».
La crise européenne n’est pas une crise des finances publiques, mais une crise de la finance dérégulée. La crise des crédits « subprime » (crédit immobilier gagé sur le logement de l’emprunteur) provoquée par l’irresponsabilité du secteur financier a enclenché le sauvetage des banques par les États européens qui fut un vrai désastre : l’exemple de l’Irlande dont le secteur bancaire fait faillite et qui, sans consulter les citoyens, prend à son compte les dettes est très spectaculaire : un an après, sa dette publique est passée de 25% à 100% de son PI B. En conséquence des politiques d’austérité sont imposées, qui, au lieu de réduire la dette, l’accroissent. Les États, contraints à emprunter à un taux réel supérieur à leur croissance, augmentent leur déficit ! Ces façons de faire sont vouées à l’échec et risquent d’entraîner une explosion incontrôlable de violence sociale, en réponse à la violence de la crise, si les responsables s’obstinent dans cette politique d’ajustements structurels brutaux qu’ils pensent pouvoir continuer à imposer tant que les populations se laissent faire.
Comment faire pour redonner du sens à un projet collectif européen dévoyé par le libéralisme et la financiarisation ? Gaël Giraud nous emmène alors vers une transition écologique qui permettrait à nos sociétés d’évoluer d’une économie centrée sur la consommation d’énergies fossiles (d’où proviennent les gaz à effets de serre) vers une économie moins énergivore et moins polluante. Cette transition est impérative sur le plan du réchauffement climatique ; elle permet de desserrer la contrainte énergétique qui nous coûte 70 milliards d’euros par an, et qui s’amplifiera dans l’avenir, les ressources en énergie fossile s’amenuisant, et les projets qui en découlent sont créateurs d’emplois, de sens et de lien social. Si nous poursuivons cette croissance carbonée, nous provoquons un désastre humanitaire dès la fin du siècle !
De tels projets existent déjà, impliquant ou non le recours à l’énergie nucléaire, mais sans les moyens qui doivent les accompagner. Gaël Giraud propose un projet global, très convaincant, qui implique à la fois de vastes programmes d’économies d’énergie et la réappropriation du crédit comme « bien commun ».

Les projets de la transition écologique et les emplois qui en découlent

A- La rénovation thermique du bâtiment, destinée à diminuer drastiquement la consommation d’énergie par nos maisons et immeubles, c’est-à-dire 30 millions de bâtiments en France. Rénovation de l’ancien et construction de nouvelles maisons à économie d’énergie : panneaux photovoltaïques, panneaux solaires, triple vitrage etc. Cela prendra des décennies, mais c’est un extraordinaire gisement d’emplois « non délocalisables » car c’est du bâtiment français qu’il faut rénover ! C’est  stimulant pour tout le monde et cela améliore la balance commerciale française.
B- L’écomobilité, c’est-à-dire supprimer le tout-voiture-à-essence et développer la voiture électrique, le train, le ferroutage en redéployant le réseau ferroviaire français démantelé après la Seconde Guerre mondiale, diminuer les voyages en avion etc. Ces emplois aussi ne peuvent être « délocalisables » car c’est du rail qu’il faut poser en France. Un comité d’experts réfléchit aux grandes orientations stratégiques dans ce domaine et devrait rendre son rapport prochainement. Espérons que les conclusions seront écoutées par le gouvernement !
C- La transformation de nos modes de production ou verdissement des processus : industriels, par l’élimination de l’utilisation de ressources carbonées et le développement des énergies renouvelables, et agricoles par la suppression d’engrais venant de la pétrochimie. Il n’est pas rare de découvrir des projets pilotes de cultures de plusieurs espèces sur un même terrain cherchant à tirer parti de synergies entre elles (ombre, fabrication d’humus, consommation ou rétention d’eau etc.). Cela induira la diminution du commerce international et la relocalisation d’activités industrielles… et là il y aura sûrement une compétitivité européenne. Ce chantier pourrait créer, selon la Commission européenne, 6 millions d’emplois en Europe dont un million au minimum en France.

Quel coût et quel financement ?

Le coût, évalué par la Fondation Nicolas Hulot, serait de 600 milliards d’euros sur 10 ans pour la France. Ce qui n’a rien d’extravagant quand on sait que la BCE a généré 1000 milliards d’euros pour sauver les banques en deux mois, entre décembre 2011 et février 2012 !
Quel mode de financement ? Le problème vient du fait que ces projets sont trop peu rentables pour le secteur privé et que les États, étranglés par leurs dettes, n’ont pas les moyens de les financer. On se heurte ici à la difficulté d’accès au « bien commun » qu’est le crédit. La solution est donc de recourir à la création monétaire qualifiée de planche à billets. Ce n’est pas un crime, précise Gaël Giraud, sinon il faudrait fermer toutes les banques qui créent (et elles sont seules à pouvoir le faire) ex nihilo 90% de la monnaie qu’elles prêtent sans que cela ne choque personne (en effet, quand la banque prête de l’argent elle le crée pour l’essentiel par un simple jeu d’écritures). Et puis toute création monétaire ne génère pas forcément de l’inflation si elle est utilisée pour créer de la valeur économique comme ce sera le cas avec les projets environnementaux. Cette création monétaire pourrait être réalisée par une Banque centrale européenne (BCE) dont le mandat serait complètement revu et qui serait placée sous contrôle démocratique.

Un projet utopique ?

Bien au-delà de la révision du statut de la BCE, la mise en oeuvre de ce projet nécessite des conditions politiques, à commencer par une modification profonde du mode de fonctionnement de l’Union Européenne et la révision des traités actuels ; une UE qui se fonderait non plus sur le dogme de la compétition et du libre-échange, considérés comme facteur de progrès, mais sur la solidarité.
Du point de vue même de son auteur, la concertation, la négociation et le rapport de force politique au sein de l’UE ne sont pas en situation d’amorcer de tels changements ; ils ne pourraient l’être que sous la poussée d’une réelle prise de conscience des populations, assez forte pour renverser le mouvement et s’opposer de façon constructive aux idéologies ambiantes et aux intérêts privés. En l’état actuel, l’effondrement du système, provoqué par l’explosion de l’euro ou par une révolte sociale d’ampleur semble être un préalable nécessaire. En attendant que s’ouvre une fenêtre politique permettant leur mise en oeuvre, l’élaboration d’alternatives est un complément indispensable des luttes sociales, ou des mouvements du type des Indignés, dans lesquels beaucoup d’entre nous sont engagés.
Pour Gaël Giraud, qui « apprend, dans l’épaisseur de la culture et de l’histoire, à discerner le travail discret et patient de Dieu », le défi est enthousiasmant.

Françoise Gaudeul et Lucienne Gouguenheim

1 Vers l’abîme, Éd. de l’Herne, 2007.
2 Michael Löwy et Robert Sayre, in Révolte et mélancolie, Le romantisme à contre-courant de la modernité, Éd. Payot.
3 Manifeste convivialiste – Déclaration d’interdépendance, Éd. Le Bord De l’Eau, 2013.
4 L’illusion financière, pourquoi les chrétiens ne peuvent pas se taire, Gaël Giraud, Éd. de l’Atelier, 2013 ; on peut lire aussi Vingt propositions pour réformer le capitalisme, Gaël Giraud et Cécile Renouard, Éd. Flammarion, 2012 et Le facteur 12 ou pourquoi il faut plafonner les revenus, GaëlGiraud et Cécile Renouard, Éd. Carnets Nord-Montparnasse, 2012.
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L’irruption de l’improbable

« Quand on examine l’histoire des civilisations, on se rend compte qu’elle comporte des irruptions d’improbabilités parfois pour le pire, parfois pour le meilleur. Lorsqu’on regarde par exemple l’histoire de l’Antiquité au Ve siècle avant notre ère, on voit un gigantesque empire perse qui décide de conquérir ses voisins et s’attaque aux cités grecques disparates, notamment à Athènes : il a déjà réussi à asservir les cités grecques d’Asie Mineure. Une armée gigantesque, lors de la Première Guerre médique, se trouve bloquée aux Thermopyles, puis vaincue à Marathon et doit refluer. Lors de la Deuxième Guerre médique, l’armée encore plus impressionnante des Perses réussit à prendre Athènes et à la détruire, mais la flotte athénienne se réfugie dans le golfe de Salamine dans lequel on entre par un goulot extrêmement étroit : la ruse de Thémistocle, chef des troupes grecques, est d’inciter la flotte perse à attaquer en entrant deux par deux dans ce golfe : les bateaux perses sont alors détruits au fur et à mesure et la défaite perse, absolument improbable, s’avère définitive. Et la conséquence de cette improbabilité voit la naissance de la démocratie et de la philosophie grecque dans Athènes quelques dizaines d’années plus tard. Voici un bel événement improbable qui a marqué notre temps jusqu’à aujourd’hui. Toute évolution historique commence en fait par une déviance, qui se développe souvent de façon quasi souterraine, en une tendance, et cette tendance finit par changer un monde ancien pour créer un monde nouveau. » Edgar Morin 

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Présentation du manifeste convivialiste

Un autre monde est non seulement possible, il est absolument nécessaire. Et urgent. Mais selon quels principes et quels contours l’organiser ? Ce ne sont pas tant les propositions et les solutions qui manquent – techniques, économiques, écologiques etc. – que le pavillon commun sous lequel toutes les initiatives, toutes les inventivités qui se déploient à travers le monde pourront trouver et penser leur unité relative, et que l’explicitation de la philosophie politique minimale commune qui les inspire. Une philosophie politique qui aura pour tâche de dire comment les hommes peuvent vivre ensemble en s’opposant sans se massacrer, et de faire reposer l’adhésion à la démocratie sur autre chose que la perspective d’une croissance indéfinie, désormais à la fois économiquement introuvable et écologiquement insoutenable. Une philosophie politique du vivre ensemble (convivialiste, donc).